Yaeres

Baobab« Nasara ! Nasara ! » L’enfant crie à ma rencontre, bardé de colliers et de bracelets en cuivre brillant. La chaleur suffocante emplit l’espace, il est à peine 10 h et le matin s’embrase. Les samaras du garçon, sorte de petites sandales, crachent la poussière à chacun de ses mouvements. Nasara veut dire « homme blanc » dans son dialecte et je me demande s’il existe une traduction pour la femme blanche que je suis. Il me tend les objets à bout de bras, détaillant du regard ma personne, mes vêtements et l’appareil numérique que je tiens dans une main. Ses yeux ronds, candides, de petit garçon dévorent des joues émaciées et terreuses. Je m’agenouille devant lui et il épie mes gestes, attendant celui qui guiderait ma main droite à la poche pour en sortir quelque monnaie. Je passe cette main qu’il scrute dans ses cheveux crépus, sa peau est d’une couleur sombre et mate, plus claire que celles que j’ai connues mille kilomètres plus au sud au cours de ma jeunesse. Ce petit qui me fait face va grandir et il sera grand comme ses aïeux descendants de cohortes de Peuls et de Touaregs. Ils auront ainsi traversé le désert pour se sédentariser ici, dans ce Nord-Cameroun incendié par un soleil homicide, sur une belle terre craquelée et fissurée à l’image de l’existence de ces hommes.

L’attention que je lui porte l’indiffère et comprenant que ma main ne fouillera pas la poche, il recule soudainement et détale vers le village à toute allure, peut-être un peu troublé par mon contact silencieux. Sa silhouette disparaît vers les habitations aux toits pointus accrochées à flanc de colline, où vivent les hommes aux larges boubous coiffés de chéchias et des femmes aux pagnes multicolores, subtile mélange de monothéismes assumés et tolérants.

Le cachet de Malarone avalé au petit-déjeuner me procure la nausée habituelle. L’estomac me brûle et prend feu, le corps et l’esprit soumis à de rudes réalités climatiques et humaines et à l’inévitable prévention contre le paludisme.

Un peu plus haut, vers l’est, à cinq cents kilomètres à vol d’oiseau, le Darfour et ses milliers de réfugiés chassés par le régime de Khartoum, et le lac Tchad à perte de vue que surveillent des militaires français. L’étroite bande de terre de l’extrême nord du Cameroun se trouve enclavée entre le Nigeria et le Tchad, prisonnière et étouffée.

Je ferme les yeux, soupirant à l’idée de ne pas parvenir à être entière et sereine là où je devais reprendre mon existence à sa source et à ne pas ressentir les derniers sursauts d’une enfance passée plus au sud, parmi les Bantous et les Fangs de Libreville.

Je traverse des yaeres, grandes plaines herbeuses dont les éléphants viennent se repaître à la tombée de la nuit, lorsque le crépuscule colore le ciel d’un ocre soutenu. Le chef du campement me fait signe et, en attendant le pick-up qui nous déposera dans la forêt d’acacias, au sud de la réserve, il me dit en riant que Georges W. Bush vient d’être réélu aux Etats-Unis et que le monde ne tourne rond que pour les nantis, et exclusivement. Son flegme naturel, son humour distancié, tout cela fait enfin renaître la magie de l’Afrique qui jusqu’alors se dérobait comme pour me punir d’une absence trop longue. Sentant confusément qu’elle peut disparaître à sa guise, je tente du mieux que je peux de vivre l’instant présent, les couleurs, les odeurs des yaeres. Ce sourire lumineux, cette lumière dans ses yeux, j’ai réussi à aller chercher l’Afrique, enfin. C’est enfin la rencontre, la reconnaissance et tout devient évident. La nonchalance, le rythme particulier des êtres d’ici et une nostalgie accolée à mes talons qui m’accompagnera partout.

Réserve de Wasa (Cameroun), 4/10/2004.

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