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Pedro et TiTi

De drôles de petites chansons inventées comme des comptines. Flatter l’âme de l’enfant, de la femme-enfant. Grâce ou à cause d’Elle, la femme fut baptisée petit animal improbable et unique. Alors on s’adressait à elle au masculin :

– C’est lui le plus beau!

– Tous sur lui !

– Mets donc tes petits souliers.

– Comment peut-on être si joli et si triste à la fois? Flatterie émoliente donc.

Elle dansait, faisait semblant de s’extasier sur « lui » pour rire, en ouvrant de grands yeux ronds.

Elle le prenait souvent dans ses longs bras, le cajolait, prenait une petite voix, toutefois suffisamment grave pour lui faire un peu peur.

« Lui », il aimait bien ça ; les autres, ça les faisait sourire un peu.

Elle ne s’inquiétait jamais vraiment pour « lui » car c’était la seule à ne l’avoir jamais laissé tomber.

L’animal, parfois rebelle, mordait et grognait. Elle savait quand se taire et quand parler. Elle connaissait les ruses pour « le » sortir de sa grotte et lui dire combien « il » pouvait être parfois fatiguant.

« Lui » le bourru, le désabusé, le malin, l’enjôleur narquois avait grand besoin de cette comprenette à deux, de cette valse-musette permanente, mais aussi de leurs moments plus sombres, plus rock. Les subtilités de leur danse, distincte des autres, semblable à un tour de passe-passe souvent réussi et continu.

Amitié-alchimie, avec son lot de cris et de disputes faisant rapidement place à la clameur des réconciliations, le tout bercé d’une ardeur quelque peu exagérée.

A Elle la poigne, à « lui » la molesse.

A Elle de parler, à « lui » d’être taiseux, cafardeux.

Des années durant, le philtre amical s’organisa autour et avec des camarades éclairées, impliquées. Chacune étant concernée par chacune.

Des allées et venues, des ennuis, des accidents aussi parfois. Mais les intimes, les potes, tout ça c’était sacrément complice, alliés dans la chorégraphie, sorte de ballet bienveillant. Une smala étrange déplaçant sa roulotte, une tribu trop fermée, trop étanche.

Certaines s’en échappaient pour aller danser ailleurs, c’était plus sain.

Et la vie, c’est un truc qui continue, pas vrai ? Ça ne s’arrête pas qu’à une seule sorte de boléro.

« Lui », tant il était renfrogné, blessé et un tantinet sauvage, ça commencait à lui faire peur toutes ces brèches qu’il apercevait dans leur roulotte.

Petit à petit, Elle, l’épicentre de l’explosion à venir, l’axe de la confrérie du »sacro-saint », eh bien Elle s’est éloignée du bercail. Peut-être trouvait-elle notre valse un peu désuète.

Elle n’a pas expliqué pourquoi c’était si douloureux de se tordre au point d’essayer de danser ailleurs.

« Lui » n’a pas compris, il n’a pas pu interpréter ces nouveaux pas, saisir l’importance de ce changement de pas.

« Il » est resté à l’arrêt, tandis qu’Elle essayait tant bien que mal de mener une nouvelle farandole ailleurs.

Elle n’a pas précisé — le savait-t-elle ? — la distance réelle qu’elle aurait à prendre pour cette enjambée.

Ni litige, ni marchandage, nous n’étions pas une famille. Ou plutôt de celles dont on doit s’extirper avec douleur, en laissant sur place une ou deux acolytes qui n’ont pas pris soin d’apprendre à danser autrement.

Remouillé, le 21 août 2012.

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Marais

Maré-cage-à-oiseaux bordé de lumière.

Marais breton, n’en déplaise. Appellation d’origine incontrôlée. Marais irisés aux roseaux grimpants, tentant de rejoindre l’entre-deux-eaux, le mitan d’étangs figés jonchés de joncs.

Ça pique au passage la robe claire-souris de Nacre, petit cheval du Pays de Retz, ou d’ailleurs. D’ailleurs, on ne sait pas trop.

Cheval appliqué sur lequel je trottine avec quelques autres cavaliers, d’un petit trot soutenu. Au cœur des marécages immobiles, on se marre, on se mire, on semble agacer les avocettes qui piaillent à peine un mètre au-dessus de notre petite caravane équestre.

Un vent musical traverse ce bel espace sauvage, façonné par l’océan, lequel, grand maître des lieux, rugit à deux pas. Trot, pas, calme intérieur, mais pas trop. Bel assemblage.

Alors, je prends et encore je prends. Mon regard sillonne le paysage brut. Peu d’arbres.

Pas de rappel de civilisation, pas de buvette, pas d’odeur de crème solaire.

Au pas Nacre, doucement.

Au-delà du marais, la dune, et encore plus loin quelques pêcheries désuètes sur la mer.

Au-delà du marais, marée basse, je guide Nacre doucement vers l’eau, au pas.

La jument se rafraîchit les sabots, la couleur et les formes du cheval se reflètent sur les cailloux, sous l’eau claire. On touche alors l’infini, l’animal comme trait-d’union entre le monde et moi.

La Bernerie, le 28 juillet 2012

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Naufrage

Cervelle imbibée, noyée aux trois-quarts. La partie immergée lui sert à développer toute stratégie bonne à constituer la somme requise pour acheter sa dose, quitte à vous voler ou à vous mentir, mentir à vous, les siens, qui tentent de diminuer l’inondation en épongeant avec des petits torchons minables. Il s’en fout de l’éponge, il vient de me la jeter à la gueule hier soir. Selon lui, cela aurait été même sympathique que je la passe… l’éponge.

Bulbe flottant, puant, exhalant l’odeur du poison par le gosier, mais sans jamais perdre haleine pour continuer à avaler sa sale picrate exécrable.

Funeste occupation, pauvre inertie malade, fausseté et illusion, odieuse personne, petites fourberies de bas étage.

Prunelle frelatée, bouche-bée, grosse gourde de vinasse, incapable de surnager. Plutôt replonger dedans jusqu’à la lie et saborder le vieux rafiot, tant qu’à faire. Pour que les autres pataugent aussi.

Nantes, le 3 juillet 2012.

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Paris tenté

Paris, place de la NationJ’avais oublié jusqu’à ton cœur saturé qui palpite, palpite toujours intensément. A peine arrivée, tu m’enveloppes brutalement et je dois me protéger pour ne pas m’essouffler trop vite. Déjà, prise au piège de tes artères mouvantes, de ta moiteur âcre et pesante, tu me sembles menaçante, peut-être même un peu furieuse au travers de tes sonorités stridentes, anarchiques.

Je me plie une fois encore à ta violence, pourtant tu me récupères au creux de toi comme l’une de tes nombreuses conquêtes – il t’en faut toujours plus jusqu’à la nausée, le trop-plein.

Moi, je ne fais que passer, ok ? Ne m’emprisonne pas et puis laisses-en partir quelques-uns, regarde, ils étouffent, ils sont pâles, exsangues. Dieu, qu’ils sont laids ! Il faudrait que tu consentes à leur rendre leur liberté et leur raison. Ce n’est pas ta faute, tu dis. Tu es belle, attrayante et en plus, il paraît que tu donnes beaucoup. Je pense aux années où tu me volais mon âme parfois, souvent.

Puis, je t’ai fuie et patiemment je l’ai retrouvée. Elle s’est dégagée de ta toile pour me rejoindre vers l’Atlantique, là où le vent balaie tes chimères.

Aujourd’hui, accompagnée de « gardes du cœur », je contemple tes hauts, et de ces hauteurs, ta présence bleutée, gigantesque et magnétique. Tout autour de nous et dans chacun de nous, il y a cette étincelle que toi seule sait allumer.

Oui, tu es belle, colorée, vivante, incroyablement vivante malgré ce qui te gangrène, le trop-plein, ai-je dit. Enfin tu vois bien que c’est excessif de contenir tout cela ? Et tu me dis encore que ce n’est pas ta faute, qu’ils viennent tous se faire dévorer par toi parce que eux aussi, ils ont faim.

Je t’imagine moins vaste, moins agitée, moins bruyante, moins sombre, moins folle, moins sale, moins sophistiquée, moins capricieuse, moins diva, moins…

Et je finis par te dire en me délivrant te toi pour partir que le moins l’emporte toujours.

Dans le TGV, le 14 mai 2012.

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Odyssée

OdysséeJe m apprête à entrer dans le box, la jument se retourne, surprise. Il est vrai que l’écurie est très calme, seulement deux cavalières qui vont monter et l’instructrice qui vient de nous donner les noms de nos montures. De toute façon, c’est toujours Odyssée, alors… Elle me toise un peu je crois. J’ouvre la porte, j’entre et je dépose mon nez sur son chanfrein. Un mélange d’odeur de bête, de foin et de pluie, oui, elle sent bon. Elle sait maintenant que, malgré nos disputes, je commence à sérieusement m’attacher. Alors elle cède du terrain et pose sa grosse tête sur mon épaule, doucement, gentiment. Je resserre mes bras et mes mains autour de son encolure de telle manière que je l’étreins et lui prodigue toute mon affection. On ne bouge plus, collées l’une à l’autre, et je sens son souffle chaud sur mon cou. Il va falloir rompre avec ce moment magique et passer à l étape suivante. Il va falloir seller la jument câline.

Odyssée est un cheval de selle français. Elle est assez quelconque physiquement parlant, vraiment pas de quoi se pâmer. Une robe sombre inqualifiable, une crinière ridiculement taillée en épi le long de son cou, un corps robuste et quelque peu râblé et peut-être un léger embonpoint, je ne sais pas. Fort à parier que je pense cela parce qu’elle a l’intelligence de gonfler son ventre au moment où je tente de serrer la sangle. Odyssée déteste être sanglée, elle fait mine d’ailleurs de vous mordre les fesses en jouant du cou et du museau. Odyssée n’aime pas non plus être bridée et lorsqu’il faut passer la têtière au-dessus des oreilles, elle lève la tête le plus haut possible comme s’il elle se transformait soudainement en girafe et vous démontre alors tout le comique de la situation.

Puis Odyssée me suit, résignée, jusqu’au manège. Je monte enfin sur ma bête, je clipse ma bombe sous le menton, je chausse mes étriers, ajuste mes rênes. Odyssée marche tranquillement malgré l’orage qui tonne. Je regarde ses oreilles se déplacer d’avant en arrière en réaction au son de ma voix. Je me demande de quelle façon on va se disputer aujourd’hui. Qu’importe, à cet instant je souris pleinement.

Tours, le mai 2012

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Qui est chez qui ?

Ce matin, elle fait grésiller la radio qui me sert de réveil, accessoirement. J’ouvre un œil, pas le bon, et je dois d’abord connecter mon cerveau avec l’espace qui m’entoure. J’ai déménagé et là, tout de suite, j’ai juste froid. Je suis chez qui au juste ? Ce que j’entends ne va pas me réchauffer. Le rassemblement Bleu-Marine est en marche. Bon sang, quel choc ! Oh bien sûr, on commence à la connaître la blonde hommasse qui braille. Cependant, toute ornée de ces 17…% de votes, elle semble crier plus fort dans le poste. Elle exulte, donne de mauvais frissons de palu que l’on aurait attrapé comme la guigne en Afrique centrale, en voulant rencontrer le reste du monde et sortir de l’Hexagone, ce qu’elle semble vouloir empêcher à tout prix. Enfin que eux, ils viennent… Les damnés de la terre, les colonisés, les émaciés, les terreux.

Cette folle aux sales relents du début du siècle dernier me donne la nausée, me donne envie de rester au plumard et de glisser la tête sous la couette. Mais enfin pourquoi ne pas tout simplement éteindre cette fichue radio ? Pour comprendre, analyser, être au courant, ne pas pouvoir dire : « Je ne savais pas, on ne savait pas, c’est pas nous, c’est un système qui s’est installé de façon pernicieuse, vous comprenez, on n’a pas compris tout de suite… »

Le pire arrive, la blonde se tait, et les autres devant elle, des milliers de gens galvanisés, se mettent à hurler: « On est chez nous, on est chez nous ! »

Qui est chez qui au juste ?

Nantes, 1er mai 2012

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La lune à l’aube

Pochette de l'albumIl s’approche sur le devant de la scène, voûté dans le halo du projecteur qui le shoote et on découvre une grande bête cassée, un bipède tordu du haut de la carcasse. Une clameur s’élève, des applaudissements, mais peu nourris. Il faut dire que nous sommes assez peu nombreux dans cette salle de concert de la banlieue de Tours.

Il fait entendre sa voix de serpent au milieu d’un violoncelliste et d’un clavetiste-flûtiste.

« Bonsoir, je suis malade, j’espère que ça ira mieux pendant le concert. »

Chancelant, ses grandes pattes recevant des ordres contradictoires se baladent comme ça sous les reins, gauche-droite, compliqué de tenir debout quand l’on n’est déjà pas droit du haut de la colonne vertébrale. Il déambule entre ses deux musiciens avec à la main gauche un demi-litre d’eau comme pour nous promettre qu’il va diluer le tout-ingurgité. Présence magnétique, il chante maintenant dans sa langue maternelle, la matrice dont il est sorti un jour de printemps, ça tombe bien c’est aussi ma langue maternelle, et je suis née au printemps. C’est tellement particulier de se sentir amie de cet artiste en finitude qui ne verra jamais votre tête. Ah oui, c’est que les paroles vous parlent et que vous parlez la même langue. Bon, c’est un début d’explication à cette émotion qui me submerge lorsqu’il déroule la chanson dans laquelle il promet de venir vous chercher dans un an et un jour, si personne toutefois ne vous a réclamé.

« Je suis doué pour l’addiction, moins pour la diction, oh pis je ne sais pas, on verra. »

Il tient la colonne de son micro, bouée de sauvetage, point central pour se tenir devant nous, comme ça peut. Il chante, mais mal, étreint parfois son harmonica dans sa main droite, paluche géante qui engloutit la barre argentée.

« Une place à jamais te resterait. »

Il ne s’agit pas d’une femme, mais de Dieu qu’il a décidé de rencontrer sur son chemin trop douloureux. Cela soulage certainement de rencontrer Dieu quand, bon dieu, ça va trop mal, et je me demande alors comment on fait cela, rencontrer Dieu.

Au fil du concert, il chante de mieux en mieux, il s’échappe de son ivresse, il lève souvent la main haut au-dessus de lui, il regarde aussi très haut et il se rabat sur le micro qu’il empoigne, jusqu’à en décrocher la colonne, l’habitude de tordre le vertical.

Les larmes continuent de couler sur mon visage. Cet homme produit une émotion qui vous remue drôlement, au point que vous vous demandez déjà quand vous allez le revoir.

Entre deux notes pures émanant du violoncelle, il parle alors plus qu’il ne chante pour détailler son corps, ses sensations :

« Si tu savais mes mains, rien. »

« Si tu savais mes reins, rien ; si tu savais mes jambes, rien ; si tu savais mon cœur, rien ; si tu savais mes rires, rien ; si tu savais mes rêves, rien ; si tu savais mes cris, rien. »

Je décide qu’il ne s’adresse qu’à moi lorsque soudain il s’élève et suggère :

« Si seulement tu savais la taille de mon âme. »

Je ne comprends que trop, j’avale la phrase comme on déglutit avec difficulté et je ressens à l’instant la lourdeur de la mienne, d’âme. Oui, cet homme est décidément une sorte d’ami qui me déclare, avant de disparaître, que lorsque l’on se reverra, on aura changé de président !

11.03.2012

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Nantes

La Tour Bretagne dans le brouillardJe pose un pied sur le quai, puis un autre, le train à peine arrêté en gare. Je débarque Gare Nord, accueillie par un petit crachin qui fixe l’air humide, je traverse en courant dans les flaques la voie des autos et celle du tramway qui stationne sur la gauche, je me sens chez moi. Je suis chez moi.

Hop, je grimpe sur la langue de fer que ravale la machine à mes pieds, les portes se ferment et le tramway démarre dans un bruit de violon que l’on accorde et qui fait tant sourire Catherine : « whaauumm ».

Un drelin aigu chasse les imprudents sur les quais. En station Château des ducs de Bretagne, vue sur la tour féerique du Lieu Unique et de l’autre côté le vent s’engouffre par les portes ouvertes sur les tours balayées de lumière et de pluie. Déjà sud Loire, la tour Bretagne aux trois quarts visible.

« Oh ma belle, fais un effort, élève-toi et sors de cette brume ». Etonnant ce taux d’humidité et ces têtes mouillées mais résignées et n’y pensant guère.

Bouffay, je saute du tramway, les gens de cette ville avalent des verres dehors, sous la tonnelle, ils se fichent des rideaux de pluie en biais qui percutent juste les chaussures. Ils se moquent tout autant des rigoles où dévale l’eau, c’est un peuple de l’eau douce, de celle qui tombe du ciel mais aussi celle savamment comblée sous leurs pieds, Erdre et Loire qui s’amusent à faire pencher les immeubles au fil de l’eau et du temps.

Nantais, marins d’eaux-douces qui repartent chancelants et chantant un peu trop fort sur le ponton pour regagner un temps leur cabine à l’abri des rues détrempées.

Ainsi, va cette ville campée sur ses deux membres, l’un salé et lancé à l’infini vers l’ouest, l’autre doux et sage qui stabilise et relie telle une veine le corps vaste et puissant de la cité. Pour couronner le tout, un chapeau breton bien enfoncé sur le front et qui malgré la bourrasque tient bon l’ensemble.

Ainsi va la ville, autre sorte de ville blanche avec son tuffeau qui claque au soleil, quand celui-ci daigne montrer le bout de ses rayons au départ du navibus, bras de Loire réveillé par la nostalgie du village de cap-horniers de l’autre côté: Trentemoult.

Et une fois dans les ruelles du village coloré, « la Médina« , à nouveau vue en face sur un quai-mémorial aux accents nègres qui bientôt équilibrera les immeubles chancelants des armateurs de la brinqueballante île Fedyeau et lui donnera ainsi ces véritables lettres de noblesse.

Maintenant, un coucher de soleil mordoré qui cristallise la Loire juste en bas du pont de Cheviré, sorte d’arc-en-ciel de béton sous lequel passent les oiseaux marins qui remontent avec la marée dans ce port qui n’en est plus un. La sterne habile évite l’immense éléphant arroseur d’humains au début du Hangar à Bananes, balade étrange qui semble mener vers le bout du monde.

Parfois, les géants traversent enfin la ville avec leurs grands yeux (é)mouvants et le Lieu Unique transforme le petit LU en madeleine de Proust. Il réchauffe quelque peu le canal Saint-Félix traversé par le vent, où se déplace quotidiennement un héron dont j’ai décidé que j’étais l’amie.

On attend l’âme de la ville dans ses quelques rues médiévales et on reste souvent déçu. Cela se joue souvent ailleurs et il faut patienter longtemps avant d’être apprivoisé par cette cité multiple.

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Yaeres

Baobab« Nasara ! Nasara ! » L’enfant crie à ma rencontre, bardé de colliers et de bracelets en cuivre brillant. La chaleur suffocante emplit l’espace, il est à peine 10 h et le matin s’embrase. Les samaras du garçon, sorte de petites sandales, crachent la poussière à chacun de ses mouvements. Nasara veut dire « homme blanc » dans son dialecte et je me demande s’il existe une traduction pour la femme blanche que je suis. Il me tend les objets à bout de bras, détaillant du regard ma personne, mes vêtements et l’appareil numérique que je tiens dans une main. Ses yeux ronds, candides, de petit garçon dévorent des joues émaciées et terreuses. Je m’agenouille devant lui et il épie mes gestes, attendant celui qui guiderait ma main droite à la poche pour en sortir quelque monnaie. Je passe cette main qu’il scrute dans ses cheveux crépus, sa peau est d’une couleur sombre et mate, plus claire que celles que j’ai connues mille kilomètres plus au sud au cours de ma jeunesse. Ce petit qui me fait face va grandir et il sera grand comme ses aïeux descendants de cohortes de Peuls et de Touaregs. Ils auront ainsi traversé le désert pour se sédentariser ici, dans ce Nord-Cameroun incendié par un soleil homicide, sur une belle terre craquelée et fissurée à l’image de l’existence de ces hommes.

L’attention que je lui porte l’indiffère et comprenant que ma main ne fouillera pas la poche, il recule soudainement et détale vers le village à toute allure, peut-être un peu troublé par mon contact silencieux. Sa silhouette disparaît vers les habitations aux toits pointus accrochées à flanc de colline, où vivent les hommes aux larges boubous coiffés de chéchias et des femmes aux pagnes multicolores, subtile mélange de monothéismes assumés et tolérants.

Le cachet de Malarone avalé au petit-déjeuner me procure la nausée habituelle. L’estomac me brûle et prend feu, le corps et l’esprit soumis à de rudes réalités climatiques et humaines et à l’inévitable prévention contre le paludisme.

Un peu plus haut, vers l’est, à cinq cents kilomètres à vol d’oiseau, le Darfour et ses milliers de réfugiés chassés par le régime de Khartoum, et le lac Tchad à perte de vue que surveillent des militaires français. L’étroite bande de terre de l’extrême nord du Cameroun se trouve enclavée entre le Nigeria et le Tchad, prisonnière et étouffée.

Je ferme les yeux, soupirant à l’idée de ne pas parvenir à être entière et sereine là où je devais reprendre mon existence à sa source et à ne pas ressentir les derniers sursauts d’une enfance passée plus au sud, parmi les Bantous et les Fangs de Libreville.

Je traverse des yaeres, grandes plaines herbeuses dont les éléphants viennent se repaître à la tombée de la nuit, lorsque le crépuscule colore le ciel d’un ocre soutenu. Le chef du campement me fait signe et, en attendant le pick-up qui nous déposera dans la forêt d’acacias, au sud de la réserve, il me dit en riant que Georges W. Bush vient d’être réélu aux Etats-Unis et que le monde ne tourne rond que pour les nantis, et exclusivement. Son flegme naturel, son humour distancié, tout cela fait enfin renaître la magie de l’Afrique qui jusqu’alors se dérobait comme pour me punir d’une absence trop longue. Sentant confusément qu’elle peut disparaître à sa guise, je tente du mieux que je peux de vivre l’instant présent, les couleurs, les odeurs des yaeres. Ce sourire lumineux, cette lumière dans ses yeux, j’ai réussi à aller chercher l’Afrique, enfin. C’est enfin la rencontre, la reconnaissance et tout devient évident. La nonchalance, le rythme particulier des êtres d’ici et une nostalgie accolée à mes talons qui m’accompagnera partout.

Réserve de Wasa (Cameroun), 4/10/2004.

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Mémoire vive

La main se pose sur le journal replié, un geste lent et habituel. Le crayon de bois concé entre le pouce et l’index ne noircira plus jamais complètement les cases des mots croisés. Un regard lourd et fatigué et une tête qui se relève un peu. La bouche est entre-ouverte, mais aucun son ne se produit. A quoi bon tant de verbage érudit maintenant que les mots se gênent, s’entre-choquent, se heurtent et s’immobilisent à l’entrée de la chambre de la pensée. Le regard toujours fixé dans les yeux de son interlocuteur, l’homme hésite encore et semble chercher plus haut ce qui devrait descendre plus bas, mais les mots ne viennent pas.

Puis, une petite voix émet un début de réponse à l’interrogation formulée, l’homme se racle un peu la gorge peut-être pour se donner du temps, peut-être aussi et sûrement parce qu’il ne reconnaît plus sa voix devenue fluette et faible, et peut-être encore qu’il s’étonne d’avoir une fois encore quelque chose à dire. A nous dire.

La parole s’organise au milieu d’un visage carré qu’encadrent une barbe blanche très courte et des cheveux où le noir est encore confusément très présent.

Il décide de s’extirper tant bien que mal du monde étrange dans lequel il réside, soit de manière temporaire, soit plus principalement. Précisemment, il essaie de me rejoindre, l’histoire ne nous dira jamais s’il le faisait pour lui, pour nous, pour tous. Qu’importe, je l’aide à revenir à moi et cherche à délier avec lui les noeuds qui enserrent son esprit, je le ramène à moi tant j’ai peur qu’il m’oublie demain, dans une semaine.

La brume resserée et trouble par laquelle il passe et rejoint sa future résidence principale s’épaissit, augmente et s’intensifie dans ses yeux. Je ne veux pas qu’elle l’engloutisse, je voudrais pouvoir « faire les vitres »  et nettoyer ce « miroir aux alouettes ». Mais il ne sert à rien de ne pas vouloir, ce brouillard l’emportera.

Un chat allongé sur ses jambes s’occupe de son âme, il apaise son âme. L’homme a besoin de sa bête, elle arrive mieux que nous-autres à l’ancrer ici et maintenant, et je sens bien moi que ce lien est au delà de ce que nous-autres pouvons apporter. Il est de l’ordre de l’invisible et l’invisible n’a pas peur du brouillard et le chat n’a peur ni de l’invisible, ni du brouillard. Nous-autres pauvres mortels, la peur se lit dans nos regards posés sur sa personne, et je ne crois pas qu’il supporte cela.

Alors, plus nous avons peur et plus je crois, il fuit et plus il s’en va et plus la peur grandit. C’est ainsi et rien de ce que je connais n’y pourra rien changer.

Moi, je crois qu’il fuit ses semblables et sa propre humanité blessée, et je le comprends. Oui il y a quelque chose de la fuite mais pas n’importe laquelle. Je voudrais être un jour, une journée, l’arbre qu’il continuera de contempler lorsqu’il se sera définitivement détourné de nous, pauvres mortels, qui savons que nous allons mourir.

Je voudrais pouvoir laisser un message à son chat qui continuera lui, tant qu’il pourra, de coloniser le haut de ses jambes et bien après que l’homme aura traversé le brouillard.

Moi, je pense qu’un temps l’homme reviendra parfois et juste pour son chat, et puis même pour le chat il cessera à jamais de revenir.

Alors cet homme posant ce soir encore son regard sur moi, sa fille, cet homme qui ne reviendra plus, devra pourtant exhiber son contenant et sa carcasse aux yeux de tous ceux qui seront payés pour nous faire oublier à nous autres qu’il a tout oublié.

07.01.2012

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