Boîte aux lettres
Par la fenêtre du salon, il regarde les enfants jouer dans la cour de l’immeuble. Au loin, quelques espaces verts décimés de-ci, de-là. Trop, mal entretenus, ça ne prend pas. « Artificiel« , se dit-il.
Il écoute sa mère parler, l’impatience grandit en lui tel un ballon que l’on gonfle.
– Amine, mon fils, réponds-moi, dis-moi. Je ne vois plus qu’un homme lointain, rentré comme des poings que l’on sert et que l’on cache au fond des poches.
– Je ne peux te parler plus maman, je vais partir, maintenant tu le sais, c’est tout. Il n’y a pas d’avenir pour moi dans ce pays.
– Alors, dis-moi pourquoi ton père et tes sœurs ont eu cet avenir ici ? Explique-moi cela, toi qui contiens la vérité alors qu’elle n’est que colère. On ne cache rien à une mère, Amine.
Le ciel azur exalte le jeune homme. Période printanière, lumineuse. Il songe aux montagnes afghanes, aux méandres des façades éclairées qui enclavent Damas, à l’ocre de la terre palestinienne, à ce qu’il pense être ses compagnons d’armes et de foi.
– Ce sont des » béni-oui-oui », ils ne sont rien de plus pour ce pays que de la volaille à caser dans des emplois et des logements dont ils ne veulent pas.
– Yasmina est juriste ; Amine, elle, vit dans le 7e, tu es sévère.
– Yasmina s’est vendue à leur système de quotas. Elle est perdue pour nous.
– Nous, c’est qui ça, nous ?
Amine sent son cœur battre sourdement, imprimant du relief aux veines de son cou.
– Ceux qui n’acceptent pas de vivre et travailler chez le mécréant, le colon, le blanc, dans le « Pays de l´Autre ». Je ne veux pas vivre sur une terre où l’homme peut s’unir au mâle.
– Ce sont leurs lois et il y a aussi des « petits blancs », juste en face de notre porte, Amine, je crois bien que notre frigidaire est plus rempli que le leur.
Sourd, cette discussion le rend plus sourd encore.
– Il ne s´agit pas de nourriture, arrête maman par pitié, je ne peux pas parler de tout cela avec celle qui m’a mis au monde, choyé, protégé. Tu es une sainte, maman, arrête de te tourmenter. Ma loi n’est pas leur.
La femme jette son torchon à terre. Tâche orange sur linoléum beige.
– D’où tiens-tu que ta mère est une sainte ? Et si moi je suis une sainte, qui es-tu alors toi, le fils d’une sainte ? Voilà encore une de vos facéties pour vous croire plus proche de Dieu. Mais tu as tort Amine, oui tu as tort. On ne gagne pas de place particulière près de lui à agir comme vous le faites.
Comme paralysé par la colère de sa mère, Amine, les bras ballants, s’apprête à ramasser le torchon par terre. La femme gronde :
– Laisse ça ! N’est-ce pas le travail d’une mère pour toi le martyr ?
La tristesse fait place à la colère et envahit la pièce. Ni l’un ni l’autre ne parviennent à se regarder. Elle s’assied lourdement sur une chaise. Sur la table, des billets d’avion Sur lesquels langues arabe et française coexistent.
– Oui, je les ai trouvés, j’ai regardé, je n’ai pas honte. Je ne serai pas comme ces mères qui apprennent un jour que la chair de leur chair s’est faite exploser là-bas, je ne sais où ? A Alger, c’est bien ça ?
– Ce n’est qu’une escale, un passage.
Immédiatement, il regrette ses paroles. Il a manqué de calme et de clairvoyance. Il sait qu’il n’y a qu’elle pour le déstabiliser. Elle continue encore :
– Amine, si je l’acceptais, cela ferait-il de moi une sainte à tes yeux ?
le visage d’Amine s’éclaire. Serait-elle prête ?
– Oui, maman, si tu acceptes mon destin de combattant, tu seras fière, apaisée et proche de ton fils martyr et d’Allah, le miséricordieux.
Lasse, le regard posé sur les billets d’avion, les larmes coulent sur son visage. Elle ne pourra le retenir, elle vient de le comprendre.
– Qui crois-tu combattre Amine, mon fils ? Un jour que Dieu t’auras abandonné, car il faudra bien que tu apprennes à t’en approcher autrement, tu t’apercevras que tu ne combattais que toi-même. Il sera trop tard et avant ce « départ », juste avant de partir, tu fouilleras la terre jusqu’au sang pour enfin comprendre qui tu es et d’où tu viens.
Le soleil se faufile derrière les murs maintenant. Sûr que du haut des montagnes, il le verrait encore éclairer une plaine, un désert ou encore une route qui mènerait au campement. Ici des couleurs fauves zèbrent le bleu du ciel, bientôt le jour va s’effacer. Une nuit encore à attendre l’heure sacrée du ralliement. Une nuit et encore une autre parmi les siens. Il pourrait jurer que rien ne ferait obstacle à son dessein.
Un homme entre dans le salon, l’air épuisé. A le voir pénétrer dans l’appartement, son regard las, les traits tirés, on croit voir un prisonnier. Ce qui sous-tend est l’immense solitude de l’épuisement. Voilà exactement pourquoi Amine pense que plus jamais il ne parlera à son père. Il paiera sa propre résignation.
L’homme s’est retiré dans la salle d’eau et Amine l’entend faire ses ablutions, lentement et consciencieusement. Puis il revient avec son tapis de prière qu’il dépose face à la fenêtre, en direction de l’est. Cet Orient que son fils convoite tant. Il regarde Amine, d’un regard oblique.
– Et voilà un garçon qui malgré le chômage et tout ce temps perdu à ne rien faire, eh bien, le voilà en retard pour la prière. As-tu aussi abandonné ta foi Amine ? Qu’as-tu en tête qui semble te rendre si idiot ?
Irrité, comme à chaque fois que son père s’adresse à lui, Amine lui rétorque qu’il le rejoint. Au moment où il se dirige vers la salle d’eau, il entrevoit sa mère sortant de la cuisine, un voile habille ses cheveux et remonte à la naissance du cou. Elle disparaît vers une chambre les yeux rougis, la tête basse.
Amine pose maintenant son tapis près de celui de son père lequel, agenouillé, semble emporté par la prière. Amine se tient debout, la présence de son père l’oppresse, il sent ses genoux vaciller et toute énergie l’abandonner par son torse et son cœur. Incapable de se baisser, il place lentement ses mains le long de son corps pour ensuite les rassembler devant lui, paumes vers le haut, en demi-cercle.
Ses mains tremblantes l’obligent à relâcher ses bras. Son père s’est déjà relevé et, tel un automate qui répète des gestes réguliers, il s’agenouille à nouveau. Une fois debout, la prière accomplie, son fils est toujours figé à ses côtés, comme absent à l’appel séculaire. Son père s’emporte :
– Où crois-tu aller comme ça Amine ? On dirait un fantôme, tes jambes ne te portent plus. As-tu quelque chose d’important à me dire ? Le travail ? Tu cherches toujours du travail ?
– J’ai un rendez-vous jeudi de cette semaine, dit Amine en ramassant ses billets d’avion sur la table. Un billet aller en fait. Paris-Alger ce jeudi à 13h30.
Après Alger il faudra à peine dix jours pour les rejoindre. Rageur, les yeux brillants, il toise son père.
– A Pôle Emploi papa, à Pôle Emploi. J’ai bon espoir…
Il existe chez Amine une violente douleur fantôme provenant d’évènements qu’il ignore, mais qu’il porte en lui à jamais.
Tours, le 13 janvier 2014.
En non-hommage à Ariel Sharon, responsable du massacre de Sabra et Chatila perpétré du 16 au 18 septembre 1982.